Photo Svetlana Loboff

Le Lac des Cygnes, Rudolf Noureev

Par Céline Gauthier

Publié le 15 décembre 2016

Le prince Siegfried cherche l’amour et rencontre un cygne ensorcelé, fou de passion il en perd la raison. Rothbart son mentor un peu trop enjôleur joue les entremetteurs puis finalement les condamne tous deux au malheur. Tout au long du mois de décembre l’Opéra égrène les représentations du Lac des Cygnes, comme autant de cases ouvertes dans un calendrier de l’avant de la danse. Si les fastes du ballet sont toujours agréables à l’œil, on apprécie encore plus d’y discerner l’habileté des danseurs à s’emparer de l’une des œuvres les plus convenues du répertoire classique, ici sublimée par la chorégraphie audacieuse de Noureev.

L’élégance désuète du ballet romantique rencontre ici avec bonheur la complexe grammaire gestuelle de Noureev, nourrie de l’immense diversité des danses européennes qui métissent son imaginaire. Ces menues inflexions ponctuent les scènes d’exposition hautes en couleur, composées comme de véritables tableaux bordés de la foule des figurants à la lisière des coulisses tandis qu’au centre les danseurs s’égaient en de joyeuses rondes colorées. La virtuosité des danseurs n’est plus à démontrer, mais elle devient ici plus évidente encore lorsqu’ils se livrent à l’imposante partition de jeux de jambe très rapides, presque précipités ; la tension de leurs muscles nécessaire à l’énergie des grands sauts traduit l’exigence de la chorégraphie. Cependant même dans l’adage cette hardiesse demeure et donne chair à la danse. Ainsi dans les nombreux sauts de chats s’exprime encore l’essence d’une puissance contenue qui ne se livre jamais complètement, enfin libérée dans les jetés traversés à grandes enjambées. Le vocabulaire classique révèle ici sa force expressive, même lorsqu’il se fait plus subtil ; chaque grand mouvement semble introduit par de menus glissements au sol, des frôlements de la pointe des pieds qui colorent les arabesques spectaculaires à venir. Donc danse en intelligence avec la musique pourtant tapageuse de Tchaïkovski et témoigne aussi d’une très fine écriture de l’espace et des ensembles qui s’y meuvent, jusqu’à introduire d’infimes variations, presque un hiatus entre les différents groupes du corps de ballet qui donne épaisseur et profondeur à la danse. Les variations des cygnes sont ici encore plus dynamiques que chez Petipa, bien que l’essentiel de leur présence sur scène se réduise encore à l’enchaînement de postures immobile, la tête sous l’aile.

Ce soir-là, le Lac est porté par une distribution éblouissante : le fringant François Alu, plus souvent en l’air qu’au sol, se révèle aussi excellent cavalier pour les danseuses : dans le pas de trois il les accompagne avec précaution et moelleux, leur prêtant une attention bienveillante. Mathias Heymann et Myriam Ould-Braham forment un duo très prometteur et la silhouette fine mais inspirée de cette dernière incarne à merveille l’élégance aquatique du cygne lorsque son buste se cambre et que ses bras ondoient avec souplesse. Quelquefois elle s’autorise l’audace de suspendre un instant son geste et semble planer entre deux eaux avant de s’élever avec une gracile élégance. Comme un grain de sable introduit dans la subtile mécanique de ce duo, Karl Paquette incarne un Rothbart délicieusement ambigu : il paraît léviter lorsqu’il tournoie avec le prince et l’enveloppe de ses ailes sombres mais soyeuses jusqu’à le faire vaciller ; ses gestes-mêmes annoncent sa duplicité à venir. Leur trio est assurément le point d’orgue du ballet ; tous trois en avant-scène hésitent et se pressent l’un vers l’autre ; ils semblent accaparés par d’odieuses manigances, se fuient d’un geste ou d’un regard mais toujours se retrouvent. Avec eux l’arabesque devient un don de soi vers l’autre, pour lui confier son équilibre tandis que lui-même vacille ou triomphe. La volonté de Noureev de donner au Lac une épaisseur psychanalytique n’y est sans doute pas étrangère, mais tous trois assurément s’apprécient et s’admirent.

Vu à l’Opéra Bastille. Livret Vladimir Begichev et Vassili Geltser. Musique Piotr Ilyitch Tchaikovski. Chorégraphie Rudolf Noureev. Photo Svetlana Loboff.