Photo Ann Ray

Merce Cunningham & William Forsythe / Opéra de Paris

Par François Maurisse

Publié le 17 avril 2017

L’Opéra de Paris présente jusqu’au 13 mai un nouveau programme composé de pas moins de trois pièces, chacune faisant leur entrée au répertoire du Ballet. Prenant place dans la programmation signée par Benjamin Millepied avant sa démission de l’institution et la nomination d’Aurélie Dupont au poste de directrice de la Danse, cette soirée témoigne d’une certaine modernisation de l’Opéra, tant dans sa programmation (nous avons pu y voir, ces dernières années, Jérôme Bel, Boris Charmatz, William Forsythe, Anne Teresa de Keersmaecker…) que dans les méthodes de travail (des mesures ayant été prises pour encourager les pratiques somatiques dans les entraînements des danseurs du Ballet, les sols des salles de répétitions ont été changés pour préserver la santé des interprètes).

Ce programme, chargé d’une forte hétérogénéité, témoigne de l’effort d’introduire au répertoire du Ballet non seulement des pièces néo-classiques (Forsythe) mais aussi post-moderne. Mais si une technique irréprochable est requise pour danser du Cunningham, Walkaround Timene semble pas encore convenir au goût des spectateurs habituels de l’Opéra.

Créé en 1968, Walkaround Time semble être né du hasard de la rencontre entre Cunningham et Marcel Duchamp au cour d’un dîner. Après que ce dernier a donné son accord pour l’utilisation de son œuvre La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923, plus connue sous le nom de Grand Verre) en tant que principe scénographique, Jasper Johns conçut un ensemble de 7 structures gonflables transparentes rectangulaires reprenant les motifs mécaniques de l’œuvre originale. Quand le rideau s’ouvre, le plateau est occupé par ces structures, dont deux sont pendues aux cintres, et par les neuf danseurs en académiques pastels, hiératiques. En fond est tendu un grand rectangle d’un blanc cassé rappelant les couleurs d’une toile vierge. Après un moment d’immobilité nous permettant de saisir tous les acteurs de la composition, les danseurs débutent le flux de mouvements, jamais interrompu avant la fin de la pièce. L’écriture chorégraphique de Cunningham, reconnaissable entre mille, est plus ralentie qu’à l’accoutumée, le rythme est tranquille, comme né d’une respiration. Une nouvelle fois, c’est le principe d’indépendance qui préside à la composition générale de la pièce. La chorégraphie, la musique et la scénographie sont pensées de façon indépendantes, le spectacle envisagé comme un grand collage de différents évènements simultanés.

En hommage à Marcel Duchamp, la chorégraphie de Walkaround Time est construite dans la simplicité et la verticalité, les mouvements inspirés des échauffements pratiqués par la compagnie chaque jour. Au moment de l’entracte, les danseurs entrent sur scène vêtus de survêtements, musique dans les oreilles, munis de leurs gourdes. Il répètent les pas de la deuxième partie, il s’étirent, massent leurs muscles. Véritable instant de vie des danseurs transposé tel quel sur la scène, ce passage peut être lu comme un ready-made chorégraphique. C’est seulement à la toute fin de Walkaround Time que son titre prend son sens : après avoir rassemblé les différentes structures transparentes pour n’en former qu’une seule, les danseurs se réunissent derrière celle-ci et effectuent un dernier déplacement, marché, en cercle, avant de s’asseoir face à la salle.

Le Trio de William Forsythe commence par une scène d’exposition pendant laquelle les trois interprètes – Ludmila Pagliero, Fabien Revillion et Simon Valastro – sur le devant de la scène immense et vide, offrent au regard des spectateurs des parties de leurs corps. Une hanche, un coude, un genou, une clavicule sont montrés, les costumes soulevés, et peu à peu les gestes se font plus fluides et plus amples, jusqu’à ce que la chorégraphie débute. Des rotations entraînent le reste du corps, les parties ainsi dévoilées amorcent un véritable pas de trois, l’énergie circulant tour à tour entre les hommes et la femmes, et les hommes entre eux, les poids transférés de l’un vers les autres. Cette écriture, partant du particulier et s’échappant en un tourbillon de bras et de jambes dans une atmosphère joyeuse, semble opposer une résistance (dans une approche foucaldienne ?) à l’objectivation du corps pensé comme une entité globale.

La pièce suivante au programme, Herman Schmerman, se compose de deux parties. La première est un quintet virevoltant et teinté d’ironie qui affiche un rythme effréné derrière les sourires éclatants des interprètes. Véritable revue d’un music-hall néo-classique, les phases en groupe alternent avec des solos (autant féminins que masculins, plus remarquables les uns que les autres) et il est fort appréciable de sentir l’aisance et le plaisir avec lequel le Ballet s’empare de pièces contemporaines. La deuxième partie de la pièce débute doucement avec un duo tout en déséquilibre et en contemplation. Très vite les danseurs quittent le plateau et rentrent tous deux affublés de la même jupe jaune qui souligne les pirouettes, dévoile les corps et opère un glissement vers une chorégraphie aussi légère que solaire.

Avec ces trois nouvelles entrées au repertoire, c’est un programme exigent que nous propose l’Opéra de Paris. Dans un contexte de transition, l’institution tente de montrer qu’elle est toujours légitime dans un champ chorégraphique contemporain polymorphe et en perpétuelle évolution. Et avec ce programme, pourtant assez peu radical en lui-même, elle semble réussir ce pari.

Vu à l’Opéra Garnier. Photos © Ann Ray.