Photo Christophe Raynaud de Lage

À bras-le-corps, Dimitri Chamblas & Boris Charmatz

Par François Maurisse

Publié le 5 avril 2017

À bras-le-corps est la première pièce issue de la collaboration entre Dimitri Chamblas et Boris Charmatz. Créée alors qu’ils n’avaient que 17 et 19 ans elle est jouée et rejouée de façon régulière depuis 1993. Quelques semaines après son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, le spectacle est cette fois présenté à la Briqueterie dans le cadre de la Biennale de danse du Val-de-Marne.

Le dispositif scénique, deux rangées de bancs disposés en quadri-frontal, est installé dans une semi-obscurité. Au moment de l’entrée du public, les deux danseurs sont déjà au centre de l’attention, à la fois concentrés et joueurs. Ils se lancent des regards amusés, échangent quelques mots et plaisantent avec l’assemblée. Quand les portes se ferment, la pénombre est plus épaisse et il est d’autant plus difficile de discerner les corps. Seul le souffle profond de Charmatz, étendu entre les jambes de son camarade, le corps à moitié enfoui sous les gradins, se fait entendre.

Seulement rythmés par les râles, les reniflements et les crissements de la peau sur le tapis, les corps se mettent en branlent. Heurtés au sol, frappés, effleurant les spectateurs, agrippés l’un à l’autre, nos deux gaillards déploient un vocabulaire chorégraphique puissant. Les centres de gravité sont décalés, les membres projetés, les visages crispés. Comme dans un gymnase, ils s’appliquent à donner le plus d’ampleur possible à chacun de leurs gestes, tout en tensions et relâchements. Certains mouvements paraissent inspirés de la pratique sportive, il y a des sauts et des rebonds, des amorces de lancers, les jambes pliées, les pieds nus largement ancrés dans le tapis. Parfois aussi, les interactions entre nos deux interprètes rappellent la boxe, souvent la lutte.

Le rythme est, à l’image des deux danseurs, haletant. L’écriture se déploie toute en ruptures, les moments solos alternant avec des duos plus ou moins à l’unisson, opérés tantôt en miroir, tantôt selon une symétrie centrale, imitant les diagonales répétées d’un cour de danse ou les déplacements giratoires des gladiateurs dans l’arène. La musique (trois des Caprices de Paganini, essoufflés et virtuoses) se déclenche seulement pendant les rares instants de repos, quand nos athlètes s’assoient pour souffler quelques secondes sur les bancs de touche. La danse n’a pas besoin de bande sonore, il n’y a que la musique des corps.

Répétée trois fois pendant le spectacle à la manière d’un leitmotiv, une phrase chorégraphique permet de mesurer l’épuisement des interprètes. En effet, si au début les mouvements sont nets, secs, précis et les portés vigoureux, en une demi heure seulement la fatigue commence à les appesantir, les silhouettes s’effaçant dans la pénombre au fur et à mesure de la tombée du noir, les contacts se faisant plus lents, les frictions moins agressives.

Formés au même endroit au même moment, Dimitri Chamblas et Boris Charmatz étaient compagnons de chambrée au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon. S’ils commencent la création d’À bras-le-corps à peine leurs diplômes en poche, on décèle l’héritage de leurs années de formation dans l’écriture de la pièce. Il y a cette séquence en particulier, quand nos deux larrons face à face, s’attèlent à la réalisation d’une sorte de pirouette sautée, à tour de rôle, se mettant l’un et l’autre au défi par le regard, mi moqueur mi amusé.

Au delà de cette dimension, À bras-le-corps agit comme un manifeste. En effet, fondation du travail de nos chorégraphes, le spectacle porte déjà les caractères développés dans la suite de leurs carrières respectives. L’idée d’une danse empreinte de physicalité, massive, concrète et rapide est déjà présente. Par ailleurs, joué régulièrement depuis sa naissance, ce spectacle se charge de citations des pièces créées depuis par les chorégraphes. Les spectateurs peuvent ainsi reconnaître des extraits des Disparates (1994), de herses (une lente introduction)(1997), de Levée des conflits (2010), ou même, plus furtivement, de danse de nuit (2016). Il s’agit sans doute d’une façon pour cette pièce de mûrir en même temps que ces interprètes et créateurs, de devenir répertoire et de rester toujours plus pertinente, chevillée à leurs corps.

Si l’historiographie de la danse voit dans À bras-le-corps un spectacle d‘hommes, ces problématiques sont certainement plus délicates. La question des représentations des masculinités est d’autant plus complexe qu’elle ne dépend pas uniquement du spectacle lui-même mais de son contexte para-textuel et de l’environnement dans lequel il est présenté. Il semble justement que dans cette pièce, l’écriture chorégraphique ne présente pas l’image monolithique d’un corps masculin dominant, érigé et victorieux. On assiste à un étiolement de cette image par l’épuisement des corps et un décalage subtil des interprétations. De façon plus évidente qu’une impression guerrière, combative ou valorisante, ce spectacle construit avant tout l’image même des chorégraphes, de leur identité, de leur position face à l’autre et de leurs œuvres. Récemment entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, passée à deux danseurs de formation classique, cette pièce est devenue fondamentale, mais son efficacité est plus évidente quand elle est véritablement incarnée par ses deux créateurs.

À bras-le-corps offre un double portrait éclaté à la trame évolutive et prend tour à tour les aspects d’un entraînement, d’une lutte, d’une libération, d’un halètement, d’une compétition et finalement ceux d’une étreinte.

Vu à la Briqueterie dans le cadre de la Biennale de danse du Val de Marne. De, et avec, Dimitri Chamblas et Boris Charmatz. Musique Niccolò Paganini Caprices n°1, 10 et 16. Photo © Christophe Raynaud de Lage.