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C’est la vie, Mohamed El Khatib

Par Nicolas Garnier

Publié le 3 novembre 2017

Comme il en rigole lui-même, on a souvent reproché à Mohamed El Khatib d’avoir construit sa carrière sur l’évocation de la mort de sa mère. Dans Finir en beauté il parlait de sa disparition prématurée seul face au public, sans autre artifice que la puissance de sa parole claire et tranchante. À l’époque, il se disait déjà, avec la fausse ingénuité qui caractérise son écriture, que dans l’ordre des souffrances seule la perte d’un enfant devait dépasser celle d’un parent parti trop tôt. Preuve que cette situation est taboue, s’il existe un nom pour qualifier les orphelins, il n’y en a pas, à la différence de l’hébreu et de l’arabe, pour désigner les « orphelins à l’envers ». C’est donc ce traumatisme laissé pour compte que l’auteur explore dans sa nouvelle création, C’est la vie. Il puise son matériau dans les témoignages de deux amis comédiens ayant récemment perdu leur enfant, Fanny Catel et Daniel Kenigsberg, qui sont invités à partager leur parole sur scène. L’occasion pour Mohamed El Khatib de donner à entendre ces paroles meurtries afin de penser cette expérience qui semble se dresser absolument contre l’« ordre des choses », mais aussi une nouvelle occasion pour lui de développer sa réflexion sur les formes documentaires au théâtre, et de s’attaquer au modèle de véracité dont le paradigme du témoin est investi depuis la deuxième moitié du XXe siècle.

D’un point de vue scénographique, avec C’est la vie on est aux antipodes de l’expérience hors format Stadium, dans laquelle une cinquantaine de supporters du RC Lens investissaient les planches. Ici, c’est tout le contraire. Doublé de son acolyte Frédéric Hocké qui pense avec lui ses dispositifs, El Khatib construit un espace intime, une estrade centrale simplement surmontée de deux écrans à destination du public. Les deux acteurs accèdent sobrement à ce petit espace nu pour se placer chacun de son côté. Pas d’emphase gestuelle, pas de chorégraphie complexe, mais une circulation subtile entre les corps présents et ceux filmés en interview. L’image, par son unicité temporelle et par le montage qu’elle permet, sert aux témoins à dire ce qu’il leur serait autrement impossible d’exprimer sur scène sans fondre en larmes. Béquille émotionnelle, l’image soulage la parole vivante, la déleste d’une part de pathos pour l’assumer à sa place.

Dans l’entretien que nous avons réalisé avec lui (à lire ici et ici), l’auteur révèle qu’il n’aurait pas pu imaginer faire C’est la vie sans recourir à des acteurs professionnels. La gravité de la situation, la lourdeur du témoignage doivent être compensés pour ne pas ensevelir purement et simplement les témoins et le public avec. C’est effectivement ce qui se passe sur scène, le jeu des comédiens, leur capacité à changer de registre, et notamment celle de Daniel à pratiquer un humour noir désarmant, participent à rendre le récit supportable. S’ils n’en restent pas moins bouleversants, les textes des acteurs parviennent à ne pas sombrer dans le pathos, au contraire, ils livrent les faits avec un détachement apparent où, rarement, perce le désespoir. Or justement, ces faits sont un des enjeux sous-jacents du spectacle. Et si la référence vient à l’esprit au fil de la représentation, le remerciement adressé explicitement à John D’Agata dans le livret de salle nous le confirme.

Les recherches que l’auteur américain mène dans son domaine (la littérature) sur la notion de fait et de non-fiction peuvent servir à éclairer l’approche parfois déstabilisante du metteur en scène français. La forme que prennent les récits de John D’Agata est à la lisière du journalisme d’investigation et du récit fictionnel. Il se bat depuis plusieurs années pour réhabiliter la notion d’essai dans la littérature américaine pour qualifier ce genre ambigu, à la frontière entre documentaire et fiction. Son style discret joue des codes du journalisme, s’appuie sur des données, évoquent des chiffres et des statistiques qui « font » vrais pour raconter des histoires à la portée plus conséquente. Bref, il vole en rase-motte au-dessus du réel, et c’est précisément cette distance réduite qui perturbe ses détracteurs. Dans son bel ouvrage The Lifespan of a Fact (traduit en Que faire de ce corps qui tombe), livre qui résonne d’autant plus avec C’est la vie qu’il s’intéresse à l’épidémie de suicide frappant les jeunes gens à Las Vegas, il révèle en périphérie de son texte original les commentaires d’un fact-checker (Jim Fingal) mandaté pour vérifier ses informations. C’est l’occasion de querelles déontologiques et éthiques minutieuses et passionnantes sur l’enjeu et les risques de raconter des « histoires vraies ».

Les récits de D’Agata dégagent une étrange sensation, celle d’une poésie factuelle, à défaut d’un meilleur terme, qui s’installe sur la durée, décolle doucement mais ne s’emballe jamais vraiment. On retrouve quelque chose de cet ordre-là dans l’écriture de Mohamed El Khatib. Sans s’intéresser à la dimension chiffrée des faits, il gravite toujours autour de propos véridiques tout en les déformant et en se les réappropriant à son gré. C’est déjà ce qui avait gêné certains spectateurs de Stadium, où perçait selon eux une grande manipulation qui ne disait pas son nom. C’est la même attitude que prône D’Agata quand il revendique son statut d’auteur et les nécessités internes de l’écriture pour justifier la déformation de certains faits (encore faudrait-il savoir par qui ceux-ci ont été établis). Cette position interlope peut peut-être expliquer une partie des incompréhensions et du malaise ressentit par certains devant des pièces d’El Khatib. Il n’en reste pas moins qu’en se revendiquant de John D’Agata, il affirme plus clairement une posture latente dans Stadium par exemple, masquée qu’elle était par d’autres enjeux plus évidents, et revendique le malaise produit dans le public comme un effet délibéré.

Qu’il soit question de documentaire ou de fiction, la matière première de Mohamed El Khatib ce sont les mots. C’est pour cette raison que ses scénographies peuvent varier autant dans leur forme et explorer allègrement les extrêmes, la base de ses spectacles reste le logos. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que chaque projet se dédouble en une version textuelle publiée en même temps, dans un jeu de miroir qui fait que l’on ne sait plus trop qui précède l’autre, ni même si l’un précède l’autre. Cette double forme se retrouve dans C’est la vie sous la forme d’un livret de salle imprimé, malicieusement qualifié de « guide pratique ». Plusieurs fois, le public est invité par les écrans à délaisser temporairement la scène pour trouver les compléments nécessaires dans le guide. Chorégraphie de l’attention maline et efficace.

Avec C’est la vie, Mohamed El Khatib continue son travail sur la filiation et le deuil, sur ce qui défait un arbre généalogique, ce qui se passe quand une branche casse et disparaît pour toujours, laissant derrière elle l’absence déchirante d’une présence. Il allie à ces recherches existentielles sur la finitude humaine une réflexion animée et passionnante sur les contours de la fiction qui, si elle ne manquera pas de déplaire à certains, a le mérite de poser des questions justes sur ce qui trame ce tissu complexe dans lequel nous sommes tous tenus, celui du réel.

Vu au Théâtre Ouvert – Centre National des Dramaturgies Contemporaines dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Une performance documentaire du Collectif Zirlib. Texte et conception, Mohamed El Khatib. Avec Fanny Catel et Daniel Kenigsberg. Réalisation, Frédéric Hocké et Mohamed El Khatib. Régie, Olivier Berthel. Photos © Joseph Banderet.