Photo Maria Baranova

Thank You For Coming : Attendance, Faye Driscoll

Par Wilson Le Personnic

Publié le 7 décembre 2015

Premier volet d’une série de spectacle où Faye Driscoll interroge et réinvente « la communauté qui se forme au cours d’une représentation », Thank You For Coming : Attendance s’inscrit dans une recherche déjà présente au cœur du travail de la chorégraphe américaine depuis sa toute première pièce Wow Mom, Wow (2007) : brouiller les repères du spectacle et faire émerger de nouvelles manières « d’être ensemble » le temps d’une représentation. Déchaussés et manteaux ôtés, le public est invité à s’asseoir au sol autour d’une petite estrade couverte d’un tissu blanc. Les plus attentifs devinent qu’un étrange ballet se trame déjà parmi les spectateurs qui s’installent : des personnes glissent furtivement des accessoires, des vêtements et des bouteilles d’eau, entre les spectateurs assis et distraits par le dispositif qui induit une naturelle convivialité avec nos voisins étendus à nos côtés.

Debout et visibles de tous, trois femmes et deux hommes en bermuda et t-shirt, chantent – dans une prose lyrique et a cappella – les règles d’usages à respecter pendant le spectacle : couper son téléphone et ne pas prendre de photos. Le ton est donné : tout est possible ce soir. Ils enjambent les spectateurs au sol, montent sur l’estrade et forment aussitôt une grande figure mouvante et nerveuse : ils se touchent, s’agrippent, se supportent, se montent dessus et déploient leurs bras et leurs jambes dénudés dans l’espace. Le bruit des pas lourds contre le plancher, amplifié par des micros dissimulés, est le seul son qui accompagne ces figures ballotées par le poids et l’équilibre précaire de chacun. Ce maillage organique se prolonge hors du plateau lorsque certains spectateurs s’autorisent à agripper spontanément les membres qui dépassent de l’estrade. Des connexions momentanées instaurent une étonnante relation de proximité, déjà présente par les regards et les sourires des danseurs, et qui s’intensifiera au long du spectacle.

Les corps s’emmêlent contre le sol et finissent par former une longue chaîne humaine qui s’étire au delà du plateau. Agrippés les un aux autres, ils tournent lentement sur eux mêmes et se fraient un chemin à travers les spectateurs qui n’ont pas d’autres choix que de se lever pour les laisser passer. L’estrade, qui se révèle être finalement un assemblage de bancs en bois, est déconstruite et remontée en grande arène quadri-frontale avec le concours spontané de certains spectateurs. Les cinq interprètes profitent de cet intermède de quelques minutes pour boire et changer de costume à vue. On nous distribue des objets saugrenus : des morceaux de tissu, des fleurs en plastique, des charlottes de bain dorées que nous enfilons sans trop se poser de questions, peu à peu enrôlés inconsciemment dans la dramaturgie du spectacle.

Le centre du plateau devient alors le ring d’une étonnante série de tableaux hétéroclites : un guitariste installé derrière le public joue une ritournelle pop et entêtante avec les prénoms de chaque spectateur présent dans la salle ; on déduit enfin pourquoi l’agent d’accueil du théâtre conviait chaque entrant à s’enregistrer auprès de la billetterie. Gestes saccadés, démarche brusque, les danseurs alternent successivement des attitudes hilarantes et des expressions exacerbées en reprenant en chœur les paroles du chanteur. Les cinq performeurs traversent une suite frénétique de séquences sans narration ni logique apparente et créent progressivement, avec les accessoires distribués précédemment dans le public, une nouvelle architecture sur le plateau. Des rouleaux de tissu sont déployés de part et d’autre de la salle tandis que plusieurs spectateurs sont invités à tenir de longs collants noués et suspendus au dessus de la foule. Une grande structure tentaculaire apparait : un maibaum géant sous lequel les cinq danseurs entament une ronde qui s’agrandit avec l’arrivée progressive des techniciens de la compagnie et du public invité à conclure la performance dans une dernière danse collective.

Cette volonté de déconstruire la scène, de contaminer l’espace du spectateur ou de le faire rentrer dans une expérience commune, n’est pas sans rappeler les fondements de la danse postmoderne américaine. Nous pensons évidement aux performances de la Judson Church à New-York et à certains chorégraphes américains, représentatifs de cette époque, dont les figures tutélaires résonnent encore aujourd’hui au regard d’une nouvelle génération d’artistes dans laquelle nous pouvons retrouver ces mêmes désirs de partage et de communauté. Avec Thank You For Coming : Attendance, Faye Driscoll signe une généreuse et étonnante performance qui déplace avec intelligence la place et le rôle du spectateur. Autant de scores imaginés et mis en jeu par de brillants danseurs qui parviennent à manœuvrer un dispositif dans lequel chaque spectateur devient partie prenante sans jamais se sentir forcé ni utilisé. Nous collaborons et traversons ensemble quelque chose de rare et exceptionnel au théâtre, un instant éphémère et jubilatoire que la chorégraphe éveille avec passion : le désir d’utopie de groupe.

Vu au T2G – Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival dʼAutomne à Paris et de New York Express PS122 at T2G et en collaboration avec Performance Space 122 (New York). Conception, Faye Driscoll. Photo Maria Baranova.