Photo Orpheas Emirzas

The return of La Argentina, Trajal Harrell

Par Guillaume Rouleau

Publié le 9 août 2016

La danseuse et chorégraphe flamenca née à Buenos Aires Antonia Mercé y Luque (1890-1936), surnommée « La Argentina », inspira à l’un des instaurateurs du butō, le japonais d’Hakodate Kazuo Ōno (1906-2010) qui l’aperçue sur scène dans le Tokyo des années 1920, un hommage mémorable en 1977 : Greeting La Argentina. En 2015, le performeur américain Trajal Harrell (né en 1973) donnait la première de The return of La Argentina – commande du MOMA (Museum of Modern Art), NYC. Un retour de « La Argentina » et de Kazuo Ōno, des danses espagnoles pré-franquiste et des danses japonaises de l’après Seconde Guerre Mondiale à travers le corps d’un interprète qui s’est intéressé au « Voguing » et à l’influence du « Judson Dance Theater ». Trajal Harrell fait dans The Return of La Argentina une apologie de la fragilité, c’est-à-dire, une défense publique de la délicatesse et de la vulnérabilité ; d’une fragilité par le travestissement.

La fragilité de Trajal Harrell passe d’abord par ses mains. Des mains fines, délicates, dont les tremblements légers, involontaires, sont suffisamment prononcés pour provoquer la maladresse. Des tremblements contrôlé qui marquent le début de la performance dans le grand hall du Leopold Museum ce 5 août 2016 lors de ImPulsTanz – Vienna International Dance Festival. Il est 21 heure, une heure où il ne fait pas nuit, mais suffisamment sombre pour qu’une rangée de spots soit allumée sous le toit vitré. Trajal Harrell arrive sur la pointe des pieds par l’entrée principale, derrière les spectateurs orientés vers l’un des quatre murs de marbre, faces à trois sièges. Il a contre lui une robe rose qu’il plaque de ses mains au niveau des épaules et de la taille ; comme s’il dansait avec « La Argentina » mais aussi comme si « La Argentina » le recouvrait, avec cette présence spectrale qui traverse le butō. Trajal Harrell la tient de ses mains qui vacillent, comme lorsqu’il prendra un bol, puis un autre, mangeant calmement un mélange à base de yaourt – les raclements de la cuillère se réverbérant dans la salle. Des mains que Kazuo Ōno mettait en avant dans son hommage à La Argentina, notamment présenté lors de ImPulsTanz en 1991, des mains osseuses, aux articulations saillantes, aux longs doigts qu’il actionne comme pour mimer les castagnettes dont les sons seraient remplacés par le craquement des os. Les greetings, les salutations, se font par les mains. Fragilité des mains et de leur monstration qui est également une fragilité des habits et des poses.

The Return of La Argentina est fait de travestissements : celui de Antonia Mercé y Luque, décédée l’année où commença la guerre d’Espagne, ses parures héritées des traditions, ses poses éphémères si importantes dans le flamenco ; celui de Kazuo Ōno, fardé de blanc, vêtu de corsets et dentelles, le corps vieilli, son pays frappé par l’arme atomique ; celui de Trajal Harrell, quant à lui, est un travestissement partiel. Cette robe rose fleurie, ces froufrous, ne recouvrent pas tout à fait son t-shirt et son short. Lorsqu’il enfilera un boléro et une robe noire, qu’il agitera en regardant dans les yeux les spectateurs, même les plus exaspérés par l’absence de « gestes techniques », le travestissement sera discret, loin des clubs de Tatsumi Hijikata, loin du bruit d’un tablao de Sevilla, la chaleur ruinée par les conflits armés. Le retour de La Argentina se fait par l’esquisse des gestes de cette danseuse, l’esquisse des gestes de Kazuo Ōno, l’esquisse des gestes propres à Trajal Harrell. Des esquisses qui ne remplacent pas la présence de la Argentina ni celle de Kazuo Ōno qui se font dans l’enceinte du musée, lieu de conservation, de transmission, d’archivage. La mémoire de ces danseurs Trajal Harrell la maintient par le simulacre, le semblant de similitudes. Lorsque Trajal Harrell s’assied sur l’un des trois sièges, celui du milieu, le fantôme de Kazu Ōno est à sa droite, à la place d’une boîte à musique lumineuse, celui de La Argentina à sa gauche, là où des étoffes sont éparpillées. Le travestissement consiste à faire comme. À faire comme cette danseuse flamenca, comme cet interprète butō. Dans ce « comme », il y a à la fois la ressemblance, la vraisemblance et la dissemblance, quelque chose qui correspond et contredit nos représentations. Une faculté d’incarner plusieurs personnages.

Il y a cette fragilité du souvenir et la force de l’imagination de la présence physique tout au long de The Return of La Argentina. Une fragilité que le travestissement amplifie. Une fragilité qu’accompagne toujours les mouvements du visage et des mains jusqu’à ce que Trajal Harrell, après une trentaine de minutes, salut le public en se retirant. Trajal Harrell dans Greeting Kazu Ōno greeting Kazu Ōno s’en va, un sourire fragile sur ses lèvres. Les yeux fragilement plissés. Étirant l’instant par le visage et ses mains, par cette robe contre lui, délicatement serrée.

Vu dans le cadre d’ImPulsTanz. Chorégraphie et performance Trajal Harrell. Photo © Orpheas Emirzas.