Photo Anne Maniglier Cartel

Another Distinguée, La Ribot

Par Wilson Le Personnic

Publié le 14 avril 2017

Artiste inclassable à la croisée des genres et des médiums, La Ribot électrise autant qu’elle fascine. Depuis plus de 30 ans, cette grande rousse au regard perçant met son corps au centre de sa recherche artistique et ne cesse de réinventer et de questionner son propre travail. Aussi bien exposée dans les théâtres que dans les musées, les pièces de La Ribot flirtent entre le médium danse et les arts plastiques. Après l’ébouriffant Distinguished hits (1991-2001) au Centre National de la danse à Pantin en novembre dernier, elle vient de présenter au Centre Pompidou sa dernière création, Another Distinguée, nouvel opus de son projet au long cours des pièces distinguées.

Oeuvre polymorphe et expansible débutée il y a plus de 23 ans, les pièces distinguées répondent à une envie de casser les codes de la danse contemporaine et de trouver de nouvelle manière de l’exposer, « Je n’aimais pas la dépendance qu’elle avait avec le bâtiment et avec la production théâtrale. » nous dit l’artiste. Ces formes courtes (qui durent chacune entre 3 et une dizaine de minutes) sont indépendantes les unes des autres et sont regroupées sous la forme de programmes. Aujourd’hui, 53 pièces distinguées ont été créées et répertoriées dans 5 programmes distincts. Véritable cahiers de réflexions, chacun des programmes gravite autour d’un thème que La Ribot nous révèle avoir puisé dans l’oeuvre de l’écrivain et philosophe italien Italo Calvino : « Avant de mourir, il nous a laissé 6 propositions pour le nouveau millénaire : légèreté, rapidité, exactitude, visibilité, multiplicité et cohérence (l’art de commencer et de finir). » Le premier volet intitulé 13 piezas distinguidas (1993) est dédié à la légèreté, le second Mas distinguidas (1997) à la rapidité, le troisième Still distinguished (2000) à la visibilité, le quatrième PARAdistinguidas (2011) à la multiplicité, le cinquième et dernier en date, Another distinguée (2016), à l’art de commencer. Quand on lui demande quelles sont les analogies qui rassemblent les pièces de ce nouveau programme, elle nous répond « la douleur de la vie, de la chair, de l’oubli, de la mémoire ».

Accompagnée du comédien espagnol Juan Loriente (qui officie chez le metteur en scène Rodrigo García) et du danseur sud-africain Thami Manekehla, La Ribot ne cessera de jongler entre ses partenaires comme deux amants éphémères. Jetée sans préambule dans l’obscurité du plateau, la foule dense s’engouffre littéralement dans une grande salle noire où résonne une musique électro assourdissante. Au centre de l’espace trône une installation non identifiée recouverte de bâches noires. Cette sculpture à l’allure d’un iceberg mazouté s’avère être la première pièce distinguée de la soirée : Sonia (pièce distinguée n°48).

Dans la pénombre, au milieu des spectateurs hagards, apparaissent soudainement deux figures cagoulées recouvertes de la tête aux pieds par plusieurs couches de bas nylon couleurs chairs. Des ciseaux à la main, elles se jettent l’une sur l’autre et commencent à mettre en lambeau leurs costumes. Une troisième personne cagoulée apparait alors et vient se substituer à l’un des deux combattants : les corps s’échangent et se remplaceront à tour de rôle pendant plusieurs minutes. Entre chaque découpe, les duos se déplacent dans l’espace (les silhouettes fendent la foule compacte qui se reforme aussitôt derrière leurs passages) et s’agrippent parfois à des spectateurs. Ils tailladent frénétiquement la peau synthétique de leurs partenaires jusqu’à faire apparaitre une combinaison noire en lycra. Nous venons d’assister aux pièces distinguée n°50 et n°51 : Super Romeo et Dark Practices.

L’assourdissante musique s’estompe et laisse place au silence. Thami Manekehla traverse la foule entièrement nu et attire avec lui les spectateurs dans un autre espace encore vierge derrière la structure bâchée. Il déploie un drap blanc sur le sol et s’allonge paisiblement dessous, une perruque blonde sur la tête. Juan Loriente le rejoint et s’installe en miroir à l’identique. Ces deux corps endormis ne sont pas sans rappeler une précédente pièce distinguée de La Ribot : Muriéndose la sirena (pièce distinguée n°1) dans laquelle l’artiste est allongée nue sous un drap blanc une perruque blonde sur la tête. Des bruits de chaussures à talons résonnent au loin et se rapprochent : La Ribot fait son apparition, les jambes nues, elle porte une grande chemise blanche et un bonnet de fourrure blanche sur la tête. Muni d’un marqueur et d’une paire de ciseaux, elle tatoue leur bras d’une ligne de feutre noir et, dans la continuité du tracé, découpe leurs perruque et leurs draps avant d’abandonner les deux hommes nus étendus sur le sol. La pièce n°46 distinguée : Sirènes vient de se conclure.

La séquence suivante vient ensuite faire écho à ce précédent tableau. Habillée d’un pantalon beige, La Ribot se glisse contre la structure en bâche noire la tête en bas et offre ses deux jambes écartées à un premier partenaire. Dans un silence quasi religieux, Juan Loriente saisit un marqueur et trace, d’une cheville à l’autre, une longue ligne noire sur le tissu du pantalon avant de le découper avec une paire de ciseaux. Une fois les jambes dénudées, il trace une nouvelle ligne noire à même la peau de La Ribot qui se relève aussitôt. Elle retire son pantalon, en enfile un autre identique, et reprend sa position initiale. Elle offre une nouvelle fois ses deux jambes écartées à son second partenaire, Thami Manekehla, qui reproduit à l’identique les gestes du précédent mais cette fois avec un marqueur rouge. Nous venons de voir respectivement les pièces distinguées n°47 et n°53 : Sacrifice I et Sacrifice II.

Le beat d’une musique se fait alors entendre, le volume sonore augmente peu à peu et sature de nouveau l’espace. Débute alors la pièce distinguée n°52 : Desasosiego (une référence au livre de Fernando Pessoa peut être?) qui va durer une quinzaine de minutes. En robe noire, La Ribot exécute un subjuguant duo avec les deux hommes qui permutent chacun leur tour entre ses bras. Elle réitère en boucle le même motif chorégraphique avec les deux danseurs : un face à face animé par un déhanchement qui se délocalise jusqu’au sol. Adossée contre la cuisse pliée de son partenaire, yeux dans les yeux, elle est ensuite ballotée d’avant en arrière avant d’être attrapée par son deuxième acolyte qui esquisse une nouvelle danse avec elle. Au fil des échanges de partenaires, le trouple va progressivement se déplacer autour de la sculpture jusqu’à revenir dans l’espace initial où les hostilités avaient débutées une heure plus tôt. Silence.

Thami Manekehla déploie soigneusement une étoffe bleue sur le sol une avant d’être rejoint par Juan Loriente et La Ribot endimanchée d’une petite jupe en plumes blanches. Elle tient dans une main un seau rempli de peinture rouge. Les deux hommes se couchent sur le tissu, leurs deux mains sur le visage. La Ribot les tartine de peinture rouge avec un pinceau avant de déposer sur leurs yeux clos d’étranges objets noirs hérissés de piques. Accompagnée par la voix d’un homme qui chante a capella les paroles d’une chanson traditionnelle espagnole, elle se badigeonne à son tour de peinture rouge de la tête aux pieds et se couche à leurs côtés. « Anda y pínchame una vena, si piensas que no te quiero, anda y pínchame una vena, y verás correr mi sangre, de gritar de pasar pena… » (Allez-, vas-y, pique moi une veine, si tu penses que je ne t’aime pas, allez, vas-y, pique moi une veine, et tu verras mon sang couler…) Le silence se fait. Les trois cadavres ensanglantés ne se relèveront pas avant qu’on ne quitte la salle. Nous venons d’assister à la dernière pièce du programme : Olivia, pièce distinguée n°49.

Avec Another Distinguée, La Ribot rajoute 8 nouvelles pièces à son projet des pièces distinguées. Au regard des précédentes, cette nouvelle constellation de performances est chargée d’une étonnante mélancolie qui vient donner une nouvelle couleur au travail de l’artiste. Une atmosphère érotique auréole également ce nouvel opus : animée par le désir et la passion, La Ribot y incarne une fascinante figure de l’abandon. Elle oscille ici avec grâce entre ses deux partenaires et fait de ce trio un pas de trois orgiaque qu’elle dirige d’une main de maitre.

Vu au Centre Pompidou à Paris. Conception, Chorégraphie, scénographie, costumes La Ribot. Interprètes La Ribot, Juan Loriente, Thami Manekehla. Création lumières Eric Wurtz. Photo © Anne Maniglier Cartel.