Photo Marc Domage

Alain Buffard « C’est très fastidieux d’être toujours le même »

Par François Maurisse

Publié le 19 octobre 2017

Du 4 au 14 octobre dernier, le Centre National de la Danse (Pantin) et le Centre Pompidou ont accueilli un événement en hommage à Alain Buffard, chorégraphe marquant des années 1990 et 2000, décédé à la fin de l’année 2013. Trois spectacles ont été programmés dans le cadre de cet événement, Good Boy (1998), le solo fondateur du travail de l’artiste, Mauvais Genre (2003), sa déclinaison en pièce de groupe avec un tout nouveau cast, et la recréation de la pièce Les Inconsolés (2005). En plus de cette petite retrospective, le CN D a accueilli une exposition jusqu’au 15 décembre (Buffard Rembobine !, à l’origine conçue par l’artiste pour le Centre Pompidou en 2010) et une installation sonore conçue par Eve Couturier et Jean-Jacques Palix, qui étaient des proches du chorégraphe. Enfin, Pauline Le Boulba, jeune artiste-chercheuse a présenté La langue brisée (3), sorte de glose à la fois respectueuse et fantaisiste autour de plusieurs pièces du chorégraphe.

Good Boy

Good Boy, créé au début de l’année 1998 à la ménagerie de verre, est un spectacle manifeste à bien des égards. S’il représente pour son auteur la remise en marche de son propre corps après une pause de plusieurs années dans son activité de danseur, ce spectacle reste également marquant dans le paysage chorégraphique des années 1990, dans le cadre général d’une épure opérée dans les caractères habituels du spectacle de danse. Le danseur est seul, nu, la musique est diffusée depuis le plateau, le dispositif lumineux autonome et portatif. La chorégraphie est anti-virtuose et se recentre sur le corps même du danseur. Les frontières entre l’interne et l’externe sont perméables, le mouvement part du coude, des articulations, depuis l’intérieur, et produit une matière bruyante et ignoble. Malade du VIH/sida, le chorégraphe met en scène sa sexualité souffrante, bande son sexe d’un bout d’elastoplast, et se remet à danser, le regard plein de défi et de fierté, juché sur des talons fabriqués à l’aide de boîtes de rétroviraux. Même dans le contexte d’une reprise de ce solo par Matthieu Doze, son chorégraphe et interprète originel est omniprésent. Rasé de près, le torse ouvert, la silhouette de Doze fait irrémédiablement penser à celle de Buffard, et c’est d’une certaine manière bousculé que le public est sorti de la salle.

Mauvais Genre

Si Good Boy est un solo fondateur, il l’est d’autant plus quand on le compare à Mauvais Genre, sa version collective. En 2003, Buffard, qui continue à présenter Good Boy de manière internationale, décide de revenir sur le vocabulaire de son solo, en trouve une essence, et l’enseigne à une multitudes de nouveaux interprètes. Les séquences sont simplifiées et le geste est enseigné à d’autres, qui sont invités eux-mêmes à s’en emparer pour le déployer. A l’occasion de cet hommage à Alain Buffard, ce sont Fanny de Chaillé et Matthieu Doze, légataires de l’oeuvre du chorégraphe, qui ont passé les gestes à quatorze nouveaux interprètes. Dans cette version, l’ambiance est plus légère. Si le protocole suivi est précis, ritualisé et solennel, les moments improvisés, comme les moments d’interaction entre les différents danseurs qui cherchent à produire des bruits avec leurs corps, par la friction, la caresse, la frappe, sont plus légers et plus fantaisistes, parfois même drôles ou absurdes. De manière contagieuse, le solo se déploie donc dans différents cercles de danseurs (il a également était passé à des artistes étasuniens en 2006, à des étudiants du CDC Toulouse en 2012) de façon presque autonome, en tout cas indépendante de son auteur.

Les Inconsolés

Les Inconsolés est une pièce de 2005. Créée aux Subsistances à Lyon, elle a relativement peu tourné, sans doute du fait de la frilosité des programmateurs.trices face au sujet délicat de cette nouvelle création de Buffard. En effet, il commence le travail en interrogeant le mythe du Roi des aulnes, créature légendaire du folklore germanique, chantée par Goethe notamment, qui hanterait les voyageurs solitaires, emporteraient les enfants vers la mort. En interrogeant cette figure fictionnelle, Buffard questionne les relations, les désirs et les interactions entre ces personnages «furieux », en troublant les rapports, dont on se sait plus très bien s’ils sont filiaux, fraternels, amoureux ou conflictuels. La pièce est remontée cette année avec trois nouveaux interprètes, Bryan Campbell, Mark Lorimer et Miguel Pereira, qui remplacent Alain Buffard, Matthieu Doze et Christophe Ives. S’il a fallu opérer un travail de transmission et d’incarnation complexe et éprouvant, le résultat n’en est pas moins troublant.

Dans un premier temps, le chorégraphe semble oeuvrer dans le sens d’une décomposition, une dislocation. Une longue séquence introductive présente un dispositif scénographie particulier, constitué d’une fausse cage de scène, dont les côtés et le fonds sont composés de pendrillons noirs. Un grand cube blanc se dessine à cour. L’essentiel de l’action se déroule hors-champs : seuls quelques membres, des parties de corps fragmentaires se dévoilent aux spectateurs. Une paire de baskets blanches, un jean bleu, des fesses, un bras se frayent un chemin entre les rideaux ou sous l’épaisse toile noire. Enfin, les trois inconsolés entrent précipitamment sur le plateau.

Affublés de masques anonymisant leurs identités, de perruques à l’artificialité manifeste, les interprètes sont méconnaissables. Trainés en laisse ou se jetant les uns sur les autres avec violence, se dénudant, les interactions sont violentes. Si les costumes témoignent de l’âge adolescent de ces figures, les rapports de force tissés au plateau sont fluides, complexes, inqualifiable. Un dominé se lève soudain pour frapper l’autre, se retrouve en position de domination, puis s’enfuit. La séquence suivante joue à nouveau sur le principe du hors-champs. En coulisses, les personnages passent et repassent derrière les parois blanches du haut cube en fond de scène. Des jeux d’ombres s’enchaînent, les personnages réduits à de simples formes noires sur un fond clair. Des jeux d’échelle empêchent l’identification précise des corps et de leurs positions, des silhouettes en avalent d’autres, créent des formes dans lesquelles il est possible de discerner parfois une main, un visage de profil, des fesses, un sexe. À jardin, se tient une silhouette svelte, au crâne chauve, portant un unique slip blanc. Son image est captée en direct et projetée de l’autre côté du plateau, sur le corps d’un autre danseur. Cette allure, c’est celle du Good Boy, celle de Buffard-artiste, le corps degré-zéro du chorégraphe malade. L’image est multipliée, projetée, diffusée, comme si la représentation devait absolument se fondre dans le réel, et vice-versa.

En plus de cette petite retrospective des pièces de Buffard, de l’événement programmatique en hommage à l’artiste, le CN D proposait un colloque de recherche, pendant lequel les contributions données par des chercheurs et des artistes permettaient de compléter le portrait du chorégraphe, en opérant l’exégèse de son oeuvre. Cet événement intense, fleuve et protéiforme était à l’image de l’artiste, pluriel, parfois insaisissable, mais résolument remarquable.

Focus Alain Buffard au Centre National de la Danse à Pantin et au Centre Pompidou à Paris. Photos © Marc Domage.