Photo © Isabelle Meister

23 rue Couperin, Karim Bel Kacem

Par Nicolas Garnier

Publié le 18 mai 2018

La nouvelle création de Karim Bel Kacem ne manque pas d’ambition. L’auteur fait retour sur son quartier d’enfance, une cité d’Amiens-Nord baptisée Le Pigeonnier, afin de sonder les effets de l’urbanisme sur la psyché des habitants. Le metteur en scène vise à mettre en question l’organisation spatiale des grands ensembles, les maladresses et les hiatus de ces projets démesurés pensés hors de l’échelle individuelle et leurs effets sur l’expérience des habitants. C’est donc la confrontation entre une perspective étatique, médiatique et sociologique avec une autre perspective psychologique, intime et pour tout dire traumatique que Bel Kacem orchestre. La destruction de la barre Couperin, celle où il a grandi jusqu’à ces 17 ans, est prévu pour 2019. Avant cette disparition, planifiée comme pour tirer un trait sur les errements architecturaux du passé, il convient de célébrer la mémoire de ces barres pas forcément hospitalières, mais qui ont néanmoins abrité des milliers de parcours singuliers.

C’est donc ce postulat architectural qui irrigue la proposition scénographique de Bel Kacem. Sur scène, les barres en question sont évoquées par des modèles réduits assemblés en Kapla surdimensionnés. Le spectacle s’ouvre sur un théâtre d’objets où un habile jeu d’éclairages découpant les structures en ombres chinoises évoque l’imaginaire des émeutes. Voitures qui brûlent, cris de ralliement, insultes et invectives des forces de l’ordre, tous les éléments de ces images d’Épinal contemporaines y sont. Quand la rumeur urbaine se calme enfin, la construction de Kapla barrant l’avant-scène est abattue à l’aide d’une série de pétards. Anticipant sur la destruction imminente du quartier d’Amiens, c’est aux pieds des ruines fumantes que se déroulera le spectacle.

La performance suit trois actes qui sont comme l’audition de trois témoignages. Dans le premier, « la parole est à la cité », un homme en costume sombre coiffé d’une tête de pigeon promène un grand luminaire autour des maquettes, tandis qu’une bande-son fait entendre un mashup de voix entremêlées. Ces extraits audio sont brouillés, réunis dans un seul et même magma sonore perçu sans hiérarchie. Bel Kacem évoque ici une perception extrahumaine, celle du pigeon qui récolte tous ces fragments sans en faire sens. Ce point de vue « idiot » s’inscrit en contrepoint de toute tentative de rationalisation, de l’espace ou de la pensée, par les logiques urbanistes et sociologiques. Si les effets de mise en scène sont réussis, évoquant un rapport inquiétant entre le géant humanoïde et le modèle réduit du quartier, des longueurs se font sentir. L’action s’étire et s’étiole rapidement.

Dans le second acte, « la parole est à la musique », l’ensemble Ictus investit l’avant-scène et joue une partition écrite par Alain Franco d’après les grands compositeurs qui ont donnés leur nom aux bâtiments de la cité d’Amiens — Couperin, Mozart, Ravel, etc. Par ce geste, Bel Kacem se réapproprie un patrimoine culturel et musical imposé d’en haut. Si le concert est réussi, on ne peut s’empêcher de se questionner sur le choix de mise en scène. L’orchestre accapare toute l’attention, si bien que l’action en arrière-plan, l’homme-pigeon tentant sans succès de bâtir sur les ruines du passé, perd de son intérêt et fait plutôt figure d’illustration maladroite ou de remplissage. Cette désagréable impression ne nous quittera plus jusqu’à la fin du spectacle.

Le troisième acte, « la parole est à Yacine », ne fait qu’aggraver le malaise ressenti lors de l’acte précédent. Fahmi Gueerbâa interprète Yacine, un jeune schizophrène qui ressasse compulsivement les mêmes discours entendus lors du premier acte. Cela aurait pu être une habile manière de faire ressentir la colonisation de soi par les paroles « légitimes » s’exprimant au nom des « banlieues ». Dans les faits, c’est plutôt une longue séquence au rythme mal géré qui devient rapidement redondante. Tout l’horizon est saturé par les mêmes clichés rabâchés jusqu’à l’écœurement.

C’est finalement cette impression que l’on gardera, celle d’un spectacle construit sur des clichés et qui n’arrive jamais à en décoller malgré les allusions récurrentes aux oiseaux. C’est dommage, car l’idée d’emprunter aux pigeons une perspective aérienne qui n’est pas celle dominante et organisatrice des pouvoirs étatiques est très belle, mais elle vient buter sur des errements de mise en scène et des lacunes de rythmes qui finissent par entraver la réception du spectacle. Au lieu de ce que le metteur en scène nous promet, on se retrouve face à une scénographie évocatrice, mais littérale dont on ressort abreuvé des mêmes sempiternels clichés sur la « banlieue », sans avoir été transporté vers l’ailleurs inattendu et déstabilisant que nous laissait espérer le décentrement du point de vue.

Vu à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet. Texte et mise en scène Karim Bel Kacem, direction musicale Alain Franco, avec l’ Ensemble Ictus. Scénographie et lumière Jonathan O’Hear. Vidéo Benjamin Cohenca. Son Clive Jenkins, Lug Lebel, François Thuillard. Photo © Isabelle Meister.